Quelles stratégies pour anticiper la nouvelle révolution du marché du travail ?
Avis d'experts
07 juillet 2025
Le 23 avril dernier a eu lieu la première édition des Rencontres Magellan Partners, sur le thème de l’emploi et de l’innovation. Etaient réunis autour de la troisième table ronde Jean-Marie Truffat, Catherine Lardy, Antoine Naboulet, Benoît Serre et Catherine Beauvois. Les échanges, animés par Mounia El Haddad, se sont concentrés sur l’emploi de demain et l’anticipation des mutations du marché du travail.
Les profondes transformations qui bouleversent le marché du travail, tant pour les travailleurs que pour les entreprises et la formation, nous confrontent à une question fondamentale : faisons-nous face à une transformation inédite pouvant entraîner la disparition de la majorité des emplois ou à une nouvelle étape comparable à d’autres grandes transitions historiques, comme la révolution industrielle ?
Les mutations du marché du travail : quelles tendances et quels impacts ?
Prédire l’évolution du marché du travail ?
Pour pouvoir prédire l’évolution du marché du travail, il faut d’abord être en mesure de décrire les métiers existants et les compétences qui s’y rattachent. C’est la raison d’être du programme compétence 4.0 chez France Travail. Il y a 5 ans, le principal référentiel d’emploi utilisé dans le service public décrivait 532 métiers, alors que plus de 12000 appellations d’emplois sont recensées. Le ROME 4.0 (Répertoire Opérationnel des Métiers et Emplois1) décrira l’année prochaine un peu plus de 2000 métiers détaillés.
L’IA n’est pas la seule explication aux mutations de l’emploi : la transition écologique et les événements complexes à anticiper comme les enjeux de souveraineté obligent à réinvestir dans des moyens de production jusque-là délégués à la mondialisation. Dans le référentiel ROME 4.0, on dénombre un très grand nombre d’emplois du secteur numérique, de la cybersécurité aux pilotes de drones. Mais ce référentiel compte tout autant de métiers émergents dans l’économie circulaire ou la protection de l’environnement. L’élément spécifique à la période, c’est la transformation des métiers, liée à la transformation technologique et à l’enjeu climatique.
De quoi sera fait le marché du travail de demain ?
Au-delà de beaucoup de compétences techniques, on observe une croissance de la reconnaissance des compétences socio-comportementales, celles qui font que tout actif est en capacité non seulement d’être l’expert en sa matière mais aussi de la partager avec des non experts, de travailler en interdisciplinarité, de s’inscrire dans des logiques de collaboration, de communication, d’apprentissage tout au long de sa carrière. Ce sont ces compétences socio-comportementales qui feront la différence dans un contexte de travail à l’évolution accélérée.
Il est également nécessaire de prendre en compte la mutation démographique et ses effets sur les besoins et les ressources en termes de main d’œuvre. France Stratégie mène une prospective quantitative à un horizon de 10 ans. Elle trace des perspectives sur l’évolution des métiers et des besoins en main d’œuvre par métier : combien de personnes vont sortir du marché du travail, combien vont y entrer, quelle sera la création nette d’emplois par métier. Tout cela est calculé en fonction du dynamisme des projections, et de variations causées par les impacts et les chocs comme l’automatisation et l’IA. C’est un exercice quantitatif qui dépend des hypothèses de productivité dans différents secteurs. Cet exercice montre deux choses :
- Les métiers les plus importants en volume ne seront pas les plus « high tech » mais des métiers répondant à des besoins de base comme le nettoyage. Cette projection est intimement liée aux départs à la retraite.
- L’automatisation est lente en réalité, comme l’illustre le cas du remplacement des caissières par les caisses automatiques. La dimension technologique n’est pas la seule en cause : il faut aussi prendre en compte le contexte institutionnel, la dynamique organisationnelle dans les entreprises, le droit du travail et l’accompagnement des départs à la retraite.
62% des économies avancées seront touchées par une exposition élevée à l’IA, selon une étude publiée par le FMI en 20242. L’étude du CESE Intelligence artificielle, emploi et travail3 (janvier 2025), a cherché à établir quels types d’emplois seront les plus impactés par l’automatisation et quelles mesures peuvent être prises pour essayer de limiter cet impact.
Elle a révélé que l’IA touche tous les métiers, il ne s’agit plus seulement de la robotisation de chaînes de montage automobiles. Le management est largement concerné et le secteur tertiaire intégralement. Le CESE, en tant que représentation de la société civile organisée, a insisté sur la nécessité de mettre l’humain au premier plan et de coconstruire un nouveau dialogue social. Les systèmes d’IA ne peuvent être uniquement imposés par décision unilatérale, mais doivent être adoptés, digérés, compris par les salariés.
Benoît Serre, vice-président de l’Association nationale des DRH et participant à la table ronde, a souligné dans un article pour la Harvard Business Review4, que la compétence est un enjeu de souveraineté et qu’aucun modèle de formation adapté n’a encore été mis en œuvre pour répondre à ce défi.
En effet, l’IA n’est pas nouvelle mais elle s’installe aujourd’hui de deux façons :
- L’IA comme moyen d’organisation : les entreprises délaissent le modèle productiviste et adoptent l’IA pour s’organiser plus qu’en remplacement des travailleurs ;
- La shadow AI, évoquée par Ian Ferguson, désigne l’utilisation non supervisée de l’IA par tous, entraînant la fuite d’une quantité considérable d’informations stratégiques.
L’impact de l’IA selon le type d’économie
Le Sénat a établi qu’un tiers des ouvriers de l’industrie seront à la retraite en 2030. Cet enjeu est en partie démographique, mais il est également lié au recul de l’industrie, qui entraîne une diminution des débouchés et un appauvrissement de la formation. En tant qu’économie de services, la France pourrait subir de plein fouet l’impact de l’IA générative.
- Dans un modèle industriel, l’IA générative impacte le modèle de production.
- Dans les économies de services, elle touche directement la production elle-même.
Arthur Mensch, fondateur de Mistral AI, expliquait il y a plus d’un an et demi que 80 % des métiers de l’écrit et de l’image seraient réalisés par l’IA. Aujourd’hui, cette prédiction se vérifie de plus en plus dans des domaines tels que le marketing.
Un travail de fond sur la formation est nécessaire. Benoît Serre identifie trois enjeux principaux :
- La transmission des savoirs ;
- L’attractivité des filières liées à l’IA : bien que les débouchés soient nombreux, les filières dites technologiques souffrent d’un manque de reconnaissance ;
- L’excellence de la formation et le continuum entre formation et travail : avec la mondialisation des compétences, ce n’est plus seulement un métier spécifique (comme le standard téléphonique) qui peut être délocalisé, mais tout un ensemble de métiers. Dans les pays développés, le coût du travail nous oblige d’autant plus à viser l’excellence.
« On protégera les emplois en considérant que la generative AI est un outil qui vient supporter, et non pas un outil qui vient supplanter », dit Benoît Serre
L’exemple de l’adaptation d’une entreprise aux enjeux de l’IA
La direction innovation du groupe IMA, a intégré des technologies d’IA telles que les voice bots. L’un des dangers de l’IA consiste dans le fait que les LLM (Large Language Models) sont principalement contrôlés par de grands groupes, souverains sur leur territoire. Pour un responsable de l’innovation, il est crucial de garder à l’esprit qu’il est toujours possible de perdre ses outils.
Par ailleurs, la shadow AI s’est massivement développée : 72 % des collaborateurs utilisent l’IA sans en informer leurs supérieurs. Or, l’esprit critique ainsi que le recours à une méthodologie solide sont des prérequis pour une utilisation pertinente de l’IA.
Le groupe IMA a mis en place un plan de formation structuré en plusieurs niveaux :
- Une formation de base / acculturation ;
- Des formations par strates pour les publics les plus concernés, du « data-scientist » à l’informaticien ;
- Une formation en cours d’élaboration pour les élus sociaux.
L’objectif est d’embarquer toutes les populations en recueillant l’avis de l’ensemble des collaborateurs sur l’IA.
« La technologie doit nous éclairer et non nous éblouir. », dit Catherine Lardy
Comment accompagner l’évolution des métiers face aux nouvelles attentes du marché du travail ?
France Stratégie a publié une cartographie des compétences par métier, en utilisant les grilles du ROME (Répertoire Opérationnel des Métiers et Emplois) afin d’estimer l’évolution des besoins en compétences. Pour approfondir l’analyse, il pourrait être pertinent de décomposer les métiers par tâches.
La frontière entre compétences techniques et transversales peut parfois s’avérer difficile à tracer. Cependant, il est indéniable que les enjeux de transfert, de transition professionnelle et d’impact sectoriel varient considérablement selon les emplois et les secteurs. Les transitions professionnelles résultent de plusieurs facteurs : mutations technologiques, restructurations, projets de reconversion personnelle, etc. Pour faire face à ces défis, il sera nécessaire de mobiliser les dispositifs publics d’accompagnement existants, voire de les réorganiser et de les prioriser. Ces initiatives reposent sur des fonds publics, et un pilotage plus centralisé pourrait s’imposer, notamment en réorientant la main-d’œuvre vers des secteurs en forte demande, comme la transition écologique. Il existe donc un double enjeu de rationalisation et de réorganisation.
Le ROME 4.0
Le ROME (Répertoire Opérationnel des Métiers et des Emplois, référentiel de France Travail) a évolué pour mieux identifier les passerelles entre métiers. Jusqu’à présent, les référentiels d’emploi et de compétences décrivaient les métiers sur la base d’une liste exhaustive de compétences, comprenant des milliers d’éléments. Lorsque France Travail s’est engagée dans la mise à jour du ROME 4.0, il est apparu que cette démultiplication, bien que nécessaire, empêchait de regrouper les compétences en familles cohérentes.
Pour remédier à cette complexité, 507 macro-compétences ont été définies par regroupement. En identifiant les métiers mobilisant ces macro-compétences, il est désormais possible de repérer un certain nombre de passerelles.
Le site Métierscope répertorie l’ensemble des métiers décrits dans le ROME. Un autre outil, « Changer de métier », utilise cette architecture en back-office du ROME pour identifier les correspondances entre métiers.
Il importe de distinguer :
- Les compétences transversales : utilisables dans tous les métiers ;
- Les compétences transférables : développées dans un métier mais réutilisables dans un autre.
C’est sur cette « recontextualisation » que France Travail se concentre actuellement, en cherchant à rendre plus lisibles les passerelles professionnelles pour faciliter les transitions.
Comment former, réorienter et (re)valoriser les métiers pour répondre aux besoins du marché du travail ?
Mettre en place des stratégies DRH innovantes pour attirer ou retenir les talents dans les métiers essentiels
L’une des principales responsabilités sociales de l’entreprise est de garantir l’employabilité de ses collaborateurs. Actuellement, on observe l’émergence d’un système de fabrication « d’exclus internes » : des employés qui, faute d’acquérir de nouvelles compétences, se retrouvent incapables d’évoluer ailleurs. Pour remédier à cette situation, il est essentiel que l’ensemble de l’écosystème professionnel s’adapte et s’organise pour permettre l’exercice de cette responsabilité. Il convient de ne pas confondre l’obsolescence des compétences avec celle des personnes, qui peuvent toujours être formées.
Le DRH doit anticiper les mutations du travail lui-même, plutôt que celles du marché du travail, en s’intéressant à la relation au travail, au management du travail, et aux interactions entre les individus. Le marché du travail est influencé par de nombreux facteurs externes, tandis que l’IA générative transforme directement la nature des tâches et des rôles. Le dernier rapport de l’IGAS (19 mars 2025) souligne d’ailleurs les lacunes du management français par rapport aux pratiques d’autres pays européens.
L’automatisation des tâches répétitives : un enjeu pour la santé mentale, mais pas comme on se l’imagine
L’une des démarches les plus innovantes observées par Benoît Serre concerne le redécoupage des métiers par tâches, permettant d’identifier celles qui peuvent être automatisées et celles qui ne le peuvent pas. Cette approche permet de redéfinir des métiers de manière plus précise et nuancée, en reconnaissant que ce ne sont jamais des métiers entiers qui sont remplacés, mais plutôt certaines de leurs tâches.
Un exemple marquant est celui d’une entreprise française de grande distribution, qui a entrepris ce travail de découpage des tâches, révélant ainsi la possibilité de proposer du télétravail aux caissières. Cette expérimentation a mis en lumière l’importance d’une meilleure qualification des métiers, qui devrait logiquement s’accompagner d’une meilleure rémunération. Cependant, cette transformation implique également de repenser en profondeur l’organisation et le management.
Dans cette dynamique de transformation, l’élimination des tâches répétitives peut s’avérer dangereuse. Bien qu’anodines et rébarbatives en apparence, ces tâches jouent parfois un rôle crucial en offrant des moments de repos mental aux travailleurs avant de reprendre des activités plus complexes. L’automatisation excessive pourrait ainsi avoir des effets négatifs sur la santé mentale au travail.
Être ou ne pas être doublé
Les entreprises de taille moyenne ou réduite rencontrent des difficultés spécifiques. Ne possédant pas toujours de service RH structuré, elles subissent l’arrivée de l’IA par le biais des employés eux-mêmes, qui l’utilisent de manière spontanée et non encadrée. De plus, le management intermédiaire se voit de plus en plus remis en question, notamment lorsque les subordonnés possèdent des connaissances techniques plus pointues que leurs responsables.
De manière plus générale, la vitesse de la concurrence et de l’innovation peut facilement mettre en difficulté les entreprises qui n’évoluent pas. Des exemples passés montrent que les entreprises trop lentes à intégrer la robotisation ont souvent dû fermer leurs portes. Les phases de transition technologique sont généralement complexes et nécessitent une anticipation proactive de la part des directions RH.
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Conclusion
De cette table ronde passionnante, il ressort un constat majeur : la révolution technologique et l’IA transforment profondément non seulement le marché du travail, mais aussi le travail lui-même et son organisation. Cependant, cette mutation ne touche pas tous les secteurs de manière uniforme ; c’est en particulier l’économie de services qui se trouve en première ligne face aux défis de l’IA générative.
Pour relever ces défis, la priorité est claire : former et accompagner les transitions professionnelles pour ne laisser personne de côté. Les institutions telles que France Travail et France Stratégie jouent un rôle essentiel en proposant des descriptions de plus en plus précises des métiers et en identifiant les passerelles entre domaines. Ces efforts sont indispensables pour prévenir l’exclusion professionnelle et garantir l’employabilité des travailleurs.
Par ailleurs, il est tout aussi crucial de promouvoir le développement des compétences transversales telles que l’adaptabilité et l’agilité, afin de mieux faire face aux mutations rapides du marché. Cela permet d’envisager l’IA non pas comme une menace, mais comme un levier d’opportunités professionnelles.
Enfin, cette réflexion collective a mis en évidence l’importance de placer l’humain au cœur des dynamiques professionnelles, tout en tirant parti des avancées technologiques pour bâtir un travail plus inclusif et valorisant.
Foire aux idées :
A l’issue de cette table ronde, nous avons recueilli toutes les propositions formulées par le public et destinées à être transmises à Madame la ministre :
- Accompagnements personnalisés,
- Plateforme unique pour connecter les dispositifs d’accompagnement à l’emploi,
- Effort pour éviter les silos et améliorer la lisibilité des usagers,
- Campagnes d’information ciblées pour les publics éloignés de l’emploi,
- Mise en œuvre d’actions pour la pensée critique (ateliers de déconstruction des stéréotypes, esprit d’analyse),
- Lutte contre l’illectronisme par des accompagnements adaptés et de proximité,
- Transformation de la philosophie de la RQTH (Reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé), afin qu’elle ne soit plus un tabou mais une fierté : décloisonnement, accompagnement digital bienveillant, témoignages inspirants
Auteurs
Mounia EL HADDAD
Jad ZAHAB
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